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Florence Aboulker

Pendant de nombreuses années, la romancière Florence Aboulker a tenu un rôle de conseillère privilégiée auprès des stars modernes du show-business.
Un jour, dans les choeurs de Patrick Juvet, elle remarque un garçon plein de tonus, de vitalité et de joie de vivre, c'est Daniel Balavoine.
Il a 20 ans. Elle l'encourage à se lancer dans la chanson et parraine ses débuts.
Entre eux naît une amitié vraie qui ne prendra jamais fin.

 

Article paru dans le "Paris-Match" du 31 janvier 1986.

Tu disais tout le temps : "Dans quelle galère on s'est encore plongés ? ".
Je me demande si tu n'avais pas inventé ce mot, la galère.
Notre première grande galère, pour moi la plus belle, c'était en novembre 1973.
Patrick Juvet à l'Olympia.
Nous avions commencé à répéter en octobre.
Tu te souviens, Daniel ?.
On t'appelait "balle de foin", "balle à son", "balle d'avoine".
Tu étais si jeune, si rondouillard, tu chantais si fort, si présent, si aigu.
Sur le "live" de Juvet, déjà on entend que toi, le petit choriste.
Dans quelle galère tu nous plonges tous, Daniel.
Depuis la semaine dernière, il n'y a que des vagues de souvenirs, de rires, de musique, de studios, à Londres, à Toulouse, un peu partout.
Des souvenirs de toi, de notre campagne à Bonfruit, avec un fichu sur la tête, jouant au ping-pong avec mes deux fils, tes amis.
Inacceptable.
Ta mort ne passe pas. Révoltée, je la refuse.
Cette fois-ci le spectacle ne continue plus.
C'est trop, "c'est too much".
Depuis la semaine dernière, je m'interroge.
Si on tue maintenant ceux qui font du bien aux autres, que veut dire la vie, cette course à la gloire, cet amour des projecteurs ? .
Ta mort, Daniel, remet en cause notre vie, nos disputes, nos chagrins d'amour, tous nos maux que l'on trouve si importants, et nos rêves aussi, nos étoiles dans les yeux.
Depuis la semaine dernière, les larmes et tous les pourquoi défilent sans réponse.
Premier souvenir de toi. Ton visage de bébé, que tu caches sous une masse de cheveux bouclés, où on ne voit que tes yeux.
Tu ressembles à ces terre-neuve, ces chiens qui sauvent les marins.
Rien n'était encore bien décidé. Tu n'étais pas sorti de l'enfance.
Sauf ton caractère. Ton caractère de grand chien fou, mordant avec tendresse ou rage.
Et ton rire. Tu riais, tu nous faisais rire.
Tu habitais la chambre en bas à gauche de notre maison de campagne, que tu aimais tant parce que nous vivions en famille de musique.
On te traitait de galopin.
Mais, la nuit, lorsque Juvet abandonnait enfin son piano, dans la grande salle de musique, où avec vos amis vous vous amusiez à briser les vitres des voisins de trop de sons, de trop de notes, tu retrouvais le piano muet et tu jouais la nuit entière.
Je me souviens de ta toute première chanson. Elle durait une minute et demie. Elle s'appelait "Elle reprisait mes chaussettes". Cette chanson là, tu me l'as dédiée.
Tu t'étais installé chez nous. Entre nous. Et j'ai l'impression que tu nous avais adopté tout autant que tu faisais partie de la famille.
Et puis ça se confond.
Et les tournées, et les galas, et les chapiteaux et les "champs de betteraves" comme nous appelions ces endroits où nous partions chanter.
Ca a duré un an. Peu à peu, Patrick et toi, vous étiez devenus comme des frères .
Le grand blond et le petit brun.
Et puis il y eut ce jour où, avec Andy Scott, nous t'avons repêché tout raide de la piscine, après un sauna trop chaud. J'ai eu peur.
Les présages, les signes. La maison a été vendue en catastrophe, pour éviter d'autres catastrophes.
Et toi, tu riais, tu faisais des jeux de mots idiots. Et nous partagions ensemble les caprices de notre star. Tu disais que quand tu serais star, tu ne ferais pas de caprices.
Tu as tenu parole.
Tu bavais une façon bien à toi de dire des choses vraies, même si elles ne faisaient pas toujours plaisir.
Et puis, en 1974, il y a eu cet album "Chrysalide". Tu en as écrit tous les textes avec Juvet. Nous avions décidé de te donner ta première chance. Cette chance là s'appelait "Couleurs d'automne".
Il y avait aussi "C'est beau la vie". Les enfants la chantaient. Tu l'avais voulu ainsi.
Déjà : c'est beau la vie. Mais on ne sait rien entendre, rien écouter, même si notre métier n'est fait que de mots, d'écoute, de sons.
La vie, tu n'as pas arrêté de la chanter.
Mais si on écoute bien tes chansons, ce que j'ai fait comme des centaines de milliers de gens, on découvre que derrière cette soif de vivre, il y a une prescience de la mort : "Je cours, je me raccroche à la vie".
A Toulouse, aux Studios Condorcet, les poings serrés, les yeux clos, tu la chantes ta chanson "Couleurs d'automne". J'étais alors son auditrice. Je deviens son producteur. Nous avons signé un contrat à vie. Mais déjà "à vie" dans les contrats, ça n'existe pas.
Ta vie à toi commençait pour de vrai dans le show-biz, la mienne allait prendre fin.
J'en avais assez des nuits sans sommeil, des paillettes, des trahisons et des morts symboliques.
Nous avons pourtant pris le temps ensemble de trouver ton premier look. Et puis j'ai quitté le métier et tu m'en as voulu longtemps.
Tu avais l'amitié tenace et les rancunes fières. Pour moi, tu étais mon petit.
Et ce petit-là venait d'entrer dans sa nouvelle famille, Léo Missir et Andy Scott. C'était aussi notre famille.
Tu étais fâché, mais tu as mis à mon cou un petit Snoopy d'or, semblable à celui que tu portais et qui te protégeait.
Et on s'est dit bon vent.
Tu as écrit tes chansons. J'ai écrit des romans.
La dernière fois que je t'ai vu, c'était un printemps, il y a peu d'années.
Tu venais de rencontrer Corinne, tu étais amoureux. Ce soir là, je t'ai vu heureux.
Tu m'en voulais un peu de ne pas t'avoir accompagné tout au long de ta route qui, au bout de trois albums, devenait magique.
Tu n'aurais pas dû nous mettre dans une telle galère.
Cette mort-là, la tienne, elle reste en travers de la gorge.
Parce que si j'avais su que c'était si court, cette vie, on aurait fait l'amitié autrement.

 

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