dbalavoine.com > Documents > Presse > Salut ! - 1982  

 

Document extrait du magazine Computer Music numéro 07 Janvier 2000.

Merci à Franck Ernould (auteur de l'article) pour son autorisation de publication sur ce site .

BALAVOINE
Côté studio

 

Huit albums studio, deux doubles live : la carrière discographique de Daniel Balavoine chez Barclay s'étend sur 10 ans tout juste, de 1975 à 1985, et témoigne d'une progression impressionnante, tant au niveau de la façon de chanter et des thèmes abordés que de la production et des arrangements. Une évolution que nous vous invitons à parcourir avec nous, en compagnie des partenaires en studio de Daniel à l'époque, Andy Scott et Joe Hammer...
On sait que Daniel Balavoine, monté à Paris pour faire carrière dans la chanson, enregistra quelques 45 tours au sein du groupe Présence, puis sous son nom, chez Vogue. Pour vivre, lui et son frère Guy deviennent choristes de séances, et travaillent pour Alain Bashung, des pubs, la comédie musicale La Révolution Française ou Patrick Juvet... C'est d'ailleurs en studio avec ce dernier que Daniel fait la connaissance de celui qui sera son ingénieur du son studio et scène pendant douze ans : Andy Scott.

Les débuts
"J'ai connu Daniel fin 1973, aux studios Davout, où Juvet maquettait les titres de son album Chrysalide. L'album se terminant à Toulouse, j'y ai suivi toute l'équipe, et Daniel et moi sommes devenus amis.

C'est son frère Bernard, dont la carrière médicale avait pris le pas sur la vocation musicale, qui m'a signé un arrêt de travail afin de me couvrir vis-à-vis de mon employeur parisien, avec qui j'avais un contrat d'exclusivité..". Juvet laisse Daniel chanter en solo sur un titre, Couleurs d'Automne, où il se contente de l'accompagner au piano : une très rare marque d'attention portée par une "vedette" à son choriste...

Andy Scott
Le compagnon du son

Andy Scott, Anglais d'origine, est sonorisateur/régisseur/chauffeur/roadie d'un groupe appelé Wonder Wheel, composé notamment de Gary Wright (ex-Spooky Tooth), et de Mick Jones (avant Foreigner).
En automne 71, Hallyday demande à Wonder Wheel de faire sa première partie au Palais des Sports. Andy arrive donc à Paris pour trois semaines... et décide de prolonger son séjour ! De fil en aiguille, il se retrouve embauché au mythique studio d'Hérouville en janvier 72. Il s'adapte vite à ce studio très "rock'n'roll" et tourné vers la clientèle étrangère, et c'est Dominique Blanc-Francard qui lui donne ses bons plans... Un an et demi plus tard, le studio est racheté par le patron des studios Davout. Andy se retrouve donc à devoir assurer, de mauvaise grâce, des séances de pub et de variétés à Paris, parmi lesquelles le début d'un album de Patrick Juvet, Chrysalide. L'un des choristes s'appelle Daniel Balavoine... À part Starmania, il enregistrera/mixera toutes ses chansons, en studio ou sur scène...
Après le 14 janvier 1986, Andy travaille, en studio ou en tournée, avec Jean-Jacques Goldman ou Patrick Bruel par exemple, mixe les concerts d'Houston et de Lyon pour Jean Michel Jarre, assure de nombreuses émissions musicales télévisées en direct comme les Victoires de la Musique, sonorise les Journées Mondiales de la Jeunesse, Solidays, le Réveillon 2000 d'Arthur... Lors de notre interview, il était entre deux tournées canadiennes avec Roch Voisine.



De retour à Paris, Andy et Daniel squattent le "une pièce" de Bernard, qui habite chez sa copine. Ils se débrouillent pour faire des maquettes avec les moyens du bord : "Lui et moi à la guitare, pas de claviers, et un annuaire pour les grosses caisses, des claquements de main pour les caisses claires. Bref, nous avons terminé nos maquettes, sur le magnéto à bandes de Bernard. La productrice de Juvet, Florence Aboulker, ancienne attachée de presse, avait encore des contacts partout, elle nous a pris sous son aile. Daniel continuait entre-temps à tourner avec Juvet, que je sonorisais dans les chapiteaux et les salles de concert : mon retour au son "scène" depuis la parenthèse Hérouville/Davout !".
C'est Florence qui décroche un entretien avec Léo Missir, Directeur Artistique et vice-président chez Barclay. "Il a trouvé nos maquettes très intéressantes, et Florence l'a convaincu de signer Daniel. Missir a accepté toutes nos conditions : un budget confortable, des séances sans interférences extérieures, libre choix des musiciens".
Andy et Daniel occupent donc pendant plusieurs semaines le plus beau studio (A) de Barclay avec son 16 pistes et sa splendide console Neve, mais travaillent après les séances du jour, soit de 21 heures à 5 heures, avec les musiciens de Juvet dont certains le suivront longtemps, Patrick Dulphy par exemple. "Léo Missir passait de temps en temps nous voir en séance, il nous donnait son avis, mais, comme promis, sans interférer, sans rien imposer... Il voulait être sûr qu'on entendait bien la voix, alors que nous, férus de musiques anglo-saxonnes, aurions eu tendance à l'enterrer [elle est mixée quand même plus en retrait, dès le premier album, que sur la production française de l'époque, NDR] ; mais il faut dire que le timbre si particulier de Daniel "passe" à travers les arrangements les plus chargés...". Le premier 33 tours de Balavoine, intitulé De vous à elle en passant par moi, sort en mars 1975, Daniel y reprend d'ailleurs Couleurs d'automne. Sans titre phare, ses ventes restent assez confidentielles. Daniel vit à cette époque avec Catherine Ferry, qui mène une petite carrière suite à sa seconde place à l'Eurovision, et continue ses séances de chœurs avec son frère Guy.



La pression monte

Pour son deuxième album, inspiré par le Mur de Berlin, Daniel écrit une histoire plus ambitieuse, qui lui tient à coeur, et se lance dans des orchestrations plus symphoniques : cordes, cuivres... "Les aventures de Simon et Günther... Stein", enregistré dans les mêmes conditions nocturnes que le premier, sort en avril 1977. Cette fois, Lady Marlène remporte un petit succès, au point de valoir à Daniel sa première télé, à l'Empire avec Jacques Martin ! Succès toutefois insuffisant aux yeux d'Eddie Barclay : "Il commençait à rouspéter un peu, trouvait que les albums du protégé de Missir revenaient bien cher par rapport aux ventes...
Il exagérait : comme on travaillait la nuit, il pouvait utiliser son studio normalement en journée, ça ne lui coûtait pas tant que ça, à part les cachets des musiciens évidemment. Bref, la pression monte sur Daniel, qui avait été signé pour trois disques... et décide de se montrer financièrement plus raisonnable : pourquoi pas un studio de banlieue que je connaissais pour y avoir enregistré des maquettes avec un groupe anglais ? Voilà comment nous débarquons au studio Damiens, à Boulogne, pour l'album Le chanteur. C'est Guy Boyer, chef d'orchestre/compositeur/pianiste/fou de synthés, qui est le propriétaire de l'endroit, relativement bien équipé, avec une console Cadac et un magnétophone 24 pistes Telefunken.

Missir déploie toute sa force de promo pour Le Chanteur:
les radios accrochent, et voilà le premier tube de Daniel, 1 millions d'exemlaires vendus en 78.

L'équipe de musiciens a un peu évolué autour du "noyau Juvet" : à Patrick Dulphy aux guitares acoustiques, Bernard Serre à la basse, Roger Secco à la batterie et au chant, Hervé Limeretz aux claviers, Jean-Paul Batailley à la batterie et aux percussions, Patrick Bourgoin aux cuivres et Guy Balavoine aux choeurs, vient se joindre Colin Swinburn, le guitariste du groupe anglais sus-mentionné autrement dit, le groupe Clin d'oeil.
Cet album fait la part belle aux claviers : rien d'étonnant, puisque Guy Boyer laisse à ses clients libre accès à sa collection de synthés. D'où une intro "magique", au Mellotron, sur un titre qui se distinguait des autres, avec une rythmique solide, une mélodie accrocheuse, mais dont Daniel ne sait pas quoi trop faire. "Un soir", raconte Andy, "Toutes les autres chansons étaient finies, au moment d'aller manger un couscous au restau du coin, Daniel reste dans la cabine : "Allez-y sans moi, j'ai une idée...". Il s'installe sur un coin de la console avec son papier et son stylo, nous partons dîner.
A notre retour, une bonne heure plus tard, il avait fini le texte imparable du Chanteur, qu'il met en boîte en deux prises... Après le mixage, nous faisons écouter en priorité cette chanson à Léo, qui, enthousiaste, monte à son tour chez Eddie, que Balavoine laisse décidément tiède...". Missir n'en déploie pas moins toute sa force de promo pour Le chanteur : les radios accrochent, et voilà le premier tube de Daniel, 1 million d'exemplaires vendus en 78.


Le chanteur est partout


Cette année-là, Daniel est décidément partout, puisqu'il est aussi à l'affiche de la comédie musicale Starmania, dont le disque sort en avril, avant les représentations. Michel Berger a craqué sur lui lorsqu'il l'a entendu à la télé dans des chansons de son deuxième album : voilà son Johnny Rockfort, pour qui il écrit "sur mesure", avec Luc Plamondon, Quand on arrive en ville ou S.O.S. d 'un Terrien en détresse... Un an plus tard (du 10 Avril au 3 Mai 79), Daniel assure au Palais des Congrès des prestations scéniques très remarquées, avec une vraie présence, un engagement et une voix qu'on n'oublie pas.

Une anecdote célèbre : lors d'une représentation, un spectateur qui devait avoir une dent contre France Gall la siffla consciencieusement dès qu'elle arrivait sur scène, ce pendant toute la soirée. Balavoine, furieux, n'attendit même pas la fin du spectacle pour descendre de scène et s'en alla corriger lui-même l'insolent... Une vraie amitié le lie dès lors à Berger , qu'il invitera sur sa chanson Bateau toujours, en 1980. Pour l'anecdote, signalons que Daniel compose aussi la musique d'un film des frères Jolivet produit par Claude Lelouch, Alors heureux !, où il joue le rôle d'un... brancardier homosexuel !

Pas le temps de souffler : Face amour, face amère sort en octobre 1979. Toujours enregistré à Damiens, il ne contient pas de tube de la trempe du Chanteur. Daniel laisse Roger Secco, son batteur/choriste, chanter en solo sur un titre, comme un certain Juvet l'avait laissé le faire six ans auparavant. Laissons Guy Boyer, le propriétaire du studio Damiens, nous conter un souvenir : "Commençant à être connu, Daniel a été sollicité par Denise Glaser pour venir à son émission télé Discorama : une consécration, dans les années 70. Très simple, Daniel lui a donné rendez-vous au studio, et après quelques heures, l'a tout simplement invitée à venir manger avec les musiciens au couscous du coin de la rue, bon, copieux, pas cher, mais certainement pas gastronomique ! Pourtant, Glaser, qui ne devait pas être experte en cuisine marocaine, a beaucoup apprécié l'endroit, dont la clientèle d'habitués était surtout ouvrière, et il paraît qu'ensuite, elle proclamait à qui voulait l'entendre que Balavoine lui avait fait découvrir le meilleur couscous de Paris !".

Cet album est suivi par la première tournée française de Daniel, avec Clin d'oeil, qui fait étape début 80 à l'Olympia. C'est toujours Andy Scott qui est aux manettes. Fidèle à son rythme d'un album studio par an, Daniel sort la même année Un autre monde. Un 33 tours cette fois servi par des tubes percutants comme Lipstick polychrome, Je ne suis pas un héros (écrit à l'origine pour Johnny Hallyday), Mon fils ma bataille... et qui sera le dernier enregistré à Damiens avec Clin d'oeil, la combinaison qui l'a aidé à trouver le succès. En effet, Balavoine désire changer de paysage musical : ce n'est pas qu'il trouve soudain ses musiciens ou ce studio mauvais, mais il a envie d'aller vers autre chose, plus "efficace", moins "variété française". Il garde Hervé Limeretz aux claviers, Andy à la console et, bien sûr, Léo Missir comme D.A., dont la présence à ses côtés, pour être discrète, n'en est pas moins primordiale. C'est alors qu'un acteur inséparable de la "dernière période" Balavoine fait son apparition : il s'appelle Joe Hammer...

 

Joe Hammer
Des Baguettes à Fairlight


Joe Hammer est américain. Batteur, diplômé de l'université de Berklee, il débarque en France au milieu des années 70 avec quelques albums derrière lui au sein du groupe Sea Train (dont un produit par George Martin !), un ARP 2600 et un séquenceur Oberheim sous le bras... Il assure vite nombre de séances de studio en tant que batteur, puis se procure une des premières boîtes à rythmes TR-808 Roland (1982). C'est Dominique Blanc-Francard (encore lui !) qui le "branche" sur un tout nouvel engin, la Linn Drum, en 1982, et lui fait faire nombre de séances. Daniel Balavoine le recrute à partir de "Vendeur de larmes". Pour l'anecdote, c'est sa voix qu'on entend décompter au début de "Poisson dans la cage"...
Le rôle de Joe devient vite prépondérant, tant au niveau des programmations batterie puis du Fairlight que de la co-production en studio, où il partage la console avec Andy Scott et Léo Missir. Après la mort de Balavoine, Joe assure des albums pour Louis Chedid, Jeanne Mas, des tournées pour Michel Sardou, France Gall... De plus en plus motivé par le travail à l'image, il se rapproche de l'importateur Fairlight en France, Olivier Bloch-Laîné, qui est aussi compositeur de pubs. Après une période très difficile au début des années 90, où samplers et Atari détrônent les CMI en studio, Fairlight redresse la barre avec des engins plutôt orientés post-production audio pour la vidéo et le cinéma. Joe devient un véritable expert de ces produits, et participe à la fondation de Fairlight France voici deux ans, où il occupe un poste-clé aujourd'hui.


Nous travaillons alors (1982) sur les premiers gros synthés polyphoniques: Oberheim OB-8, Prophet 5... le reste des instruments étaient encore acoustiques.

Changement d'équipe

Daniel et Andy, en quête de nouveaux musiciens, en rencontrent beaucoup, en auditionnent quelques-uns, se décident même à appeler un bassiste qu'ils adorent, mais dont la réputation de sale caractère les intimide : un certain Christian Padovan, qui, enthousiaste, accepte de travailler avec eux. Il connaît justement un batteur américain avec lequel il fait de nombreuses séances : Joe Hammer. Daniel reprend également contact avec le guitariste Alain Pewzner, ex-Martin Circus, qu'il avait croisé sur La Révolution Française. Tout ce beau monde, avec Yves Chouard à la seconde guitare et Philippe Patron aux claviers, part à Ibiza. Six semaines de séances sont prévues, enregistrement ET mixage. "Un superbe grand studio résidentiel, super-équipé avec le dernier cri en magnétophones 3M et console MCI, très beau, avec piscine...", se rappelle Joe Hammer. "Après avoir mis en boîte mes rythmiques, Daniel, avec qui j'ai vite sympathisé, m'a demandé de rester jusqu'à la fin des séances d'enregistrement, puis au mixage. Nous avons donc formé, avec Andy et Léo, un véritable trio à la console.
Je découvrais alors ce qu'était un Directeur Artistique, au sens français du terme : pas technique du tout, mais qui s'occupait tout à la fois de l'image de Daniel, d'un certain côté marketing, de l'aider pour ses chansons, le conseiller pour sa voix, gérer l'aspect "minettes"... Il avait soutenu Daniel face à Barclay lors de ses débuts difficiles, lui avait fait confiance, et Le chanteur lui avait donné raison : imaginez la force du lien entre ces deux-là ! Je dois d'ailleurs avouer que je considère, avec fierté, Léo comme mon parrain dans le côté "gestion artistique de projets" : j'ai énormément appris en le voyant travailler et en discutant avec lui pendant des heures, que ce soit de chanson française, un univers que je découvrais alors, que de toute autre chose. Léo a une culture, une vision des choses d'une intelligence rare. Bref, avec Daniel, je me sentais beaucoup plus qu'un batteur/programmeur !"

Un nouveau son !

Joe Hammer, grand passionné de synthés, garde un souvenir très précis du matériel utilisé dans les séances où il était présent : "Nous travaillons alors (1982) sur les premiers gros synthés polyphoniques : Oberheim OB-8, Prophet 5... le reste des instruments étant encore acoustique. Daniel était depuis toujours très sensible au son anglo-saxon : sa grande préoccupation était de savoir comment ces artistes anglais faisaient pour avoir un son d'enfer sur leurs disques, alors qu'en France on se satisfaisait de beaucoup moins... Du coup, Daniel s'impliquait beaucoup dans les aspects techniques. Par exemple, nous disposions de délais numériques Delta-Lab, dont on pouvait moduler les échos via un LFO et les envoyer à droite/à gauche... Daniel aurait été incapable de configurer cet effet, mais il suivait parfaitement ce qu'on faisait et nous disait, par exemple, "Le LFO est trop rapide, là". Une démarche bien rare côté artistes, qui souvent ne viennent que très peu au mixage, ne comprenant pas ce qui se passe"...
Puisque nous parlons mixage, laissons la parole à Andy Scott : "Pour moi, Vendeur de larmes marque le début de la nouvelle période de Daniel, un album où l'ambiance se synthétise, où la rythmique Joe/Christian est solide comme du roc et où les musiciens, plus pointus, ont tous une carrière antérieure dans des groupes : d'où une cohésion qui s'entend ! Côté prise de son, un énorme changement, dans la mesure où, dans ce grand studio d'Ibiza, à l'acoustique très vivante, nous avons osé enregistrer la batterie au beau milieu de la pièce, avec des micros d'ambiance, au lieu de l'isoler comme d'habitude dans une cabine très mate. Des gens comme Peter Gabriel avaient eu cette démarche-là de leur côté : c'était très novateur à l'époque, ça donne un gros son à la rythmique et ça change bien sûr la façon de mixer le reste par-dessus.

 

En parallèle, les effets numériques, réverbes et autres, étaient enfin exploitables, AMS et autres ; avec l'arrivée des sons électroniques, synthés et autres, ça donne à Vendeur de larmes une personnalité toute particulière – une sorte de bande-annonce de ce qui va venir derrière...".

Une dernière anecdote ? "Les derniers jours du mixage, nous avons senti comme une tension monter dans l'air. Un matin, le patron allemand du studio nous dit "Je dois aller à Barcelone, je ne vous verrai pas finir, merci, bravo et au revoir...". Le lendemain au saut du lit, grosse agitation, plein de villageois autour du studio, et des huissiers en costar/cravate : nous avons alors appris que le boss, installé là depuis trois ans, n'avait jamais payé ses fournisseurs, ses impôts, etc... 3M France avait donc affrété un camion pour récupérer la console MCI, les magnétophones, bref tout ce qui était en leasing et pas payé. Mais nous, nous avions notre disque à terminer ! Heureusement, Joe et moi connaissions du monde chez 3M France, nous avons obtenu un délai de grâce de 48 heures, pendant lesquelles nous avons travaillé jour et nuit pour finir nos titres. Après avoir dormi un peu, quand nous sommes revenus au studio, tout était vide : plus de console ni de magnétos, bien sûr, mais tout le reste aussi avait disparu : les commerçants du village, impayés eux aussi, étaient venus se rembourser "en nature", une lampe, une télévision...". Peu après, Daniel tourne son deuxième film : Qu'est-ce qui fait craquer les filles ? , de Michel Vocoret avec Guy Montagné, Gérard Hernandez...

 

Un certain Peter Gabriel...

 

Côté studio, Balavoine décide en 1983 de se lancer dans la production discographique ! Entre Vendeur de larmes et Loin des yeux... , Daniel produit en Suisse un album de Catherine Ferry, Vivre la musique . Joe Hammer : "On y entend mes boîtes à rythmes Roland TR-808 et Oberheim DMX, ainsi que l'Emulator 1 acheté par Daniel. Nous étions en phase avec l'époque : les Anglais étaient à la pointe dans ce domaine, utilisaient de plus en plus de boîtes à rythmes, et les effets numériques AMS permettaient même de sampler des sons pour les déclencher par la suite". C'est au cours de ces séances, assurées par le trio Bala/Scott/Hammer, qu'arrive un certain John Wooloff, guitariste de son état, appelé à la rescousse pour mettre en boîte un solo de guitare particulièrement difficile. Il s'en tire avec brio : Daniel s'en souviendra...

Mais n'anticipons pas : en octobre 1983 sort Loin des yeux de l'Occident , où le travail des sons électroniques est encore plus ciselé. Notre ami Michel Geiss est alors appelé à la rescousse pour réaliser un boîtier de synchro "sur mesure" permettant de synchroniser tous ces engins pourvus de caractéristiques différentes : TR-808, de l'OBX et de la DMX Oberheim, un séquenceur Roland MSQ-700. Andy Scott : "Comme nous avions pris goût aux studios étrangers et qu'on avait toujours beaucoup aimé le groupe Ten CC, nous avons décidé d'aller enregistrer les rythmiques dans leur studio fétiche, Strawberry Studios, au Sud de Londres, puis les voix en Écosse, pour essayer le studio Highland, avant de revenir à Strawberry pour les mixages. C'est la même équipe de musiciens que sur le précédent, Joe était très présent avec moi à la console, et tous les musiciens avaient leur mot à dire : ce qui était très rare à l'époque (et encore aujourd'hui !) dès lors que l'artiste est installé et a des millions d'albums vendus derrière lui...". Sur le titre d'ouverture du disque, Pour la femme veuve qui s'éveille , l'influence de Peter Gabriel est évidente : rien d'étonnant, Daniel l'apprécie beaucoup, la réciproque est vraie, et le passage des rythmes purement électroniques du début aux polyrythmies africaines de la fin du titre (Joe Hammer et Jean-Paul remplissent des dizaines de pistes avec tous les instruments de percussions qu'ils trouvent, qu'Andy prémixe ensuite) reste, encore aujourd'hui, un modèle du genre. L'Afrique, Daniel vient de la découvrir, comme concurrent du Paris-Dakar début 83, et en reste éberlué. La tonalité de ses textes s'en ressent... Là encore, l'album est suivi d'une tournée très high-tech : "En la préparant, Daniel a découvert avec étonnement les premiers VariLite (dispositifs d'éclairage très sophistiqués, permettant une extrême mobilité des faisceaux lumineux), et il a investi beaucoup d'argent avec Régiscène, le prestataire de sons et lumières sur sa tournée, pour qu'ils puissent développer et acheter plus de ces engins", raconte Andy Scott. "Une scène extrêmement nette, sans retours (tous dissimulés dans le grill ou sous la scène), des micros HF sur les guitares et les choristes, un micro serre-tête pour Daniel : que du nouveau pour cette grosse tournée, dont résulte le double live "au Palais des Sports"".

 

Nouvelles méthodes

 

Fin 1982, Peter Gabriel sort un de ses meilleurs albums, Shock The Monkey , qui doit beaucoup au Fairlight CMI : un instrument de musique australien révolutionnaire, mêlant ordinateur, clavier 5 octaves, écran de télé tactile, permettant de "dessiner" des sons à l'écran, d'échantillonner et de relire ce qu'on veut, et de voir affiché, sous forme de partition, ce qu'on vient de jouer. Autant dire, au début des années 80, de la science-fiction ! Éberlué, Balavoine craque fin 1984 : il est un des premiers Français, avec Jean Michel Jarre, à s'acheter un Fairlight CMI II X, qui coûte à l'époque plusieurs centaines de milliers de francs. Dès lors, il se lance à fond dans cette direction. Il aménage un petit studio personnel dans sa maison, où il installe à demeure ses synthés (Oberheim, PPG Wave 2). "Je lui laissais en pension, mes boîtes à rythmes, séquenceurs...", raconte Joe Hammer. "J'ai passé des heures et des heures à découvrir, avec Daniel, les possibilités du Fairlight. Six mois plus tard, nous étions fin prêts pour aller enregistrer l'album !"

La méthode de travail adoptée par Daniel pour préparer ce qui va devenir Sauver l'Amour est exactement celle qu'on utilise aujourd'hui, quinze ans plus tard : "J'arrivais chez lui, je jouais des trames rythmiques à la batterie pendant plusieurs minutes, on réécoutait, "Ah, ça c'est intéressant", on samplait, on relisait en boucle... Daniel ajoutait alors des éléments au synthé ou à la guitare, Andy passait et donnait son avis, les morceaux évoluaient, on cherchait de nouveaux sons... Progressivement, l'univers sonore a complètement changé". L'occasion de chambouler une dernière fois l'équipe de musiciens, qui se resserre autour de Joe et de John Wooloff, le guitariste rencontré en Suisse, avec un quatrième musicien : Matt Clifford, un jeune claviers rencontré par Andy sur les concerts de Julien Clerc à Bercy. Autrement dit, une équipe entièrement anglo-saxonne, à part Daniel et Léo, soudée par une cohésion exceptionnelle lors des séances de préparation de l'album... Début juillet, tout ce beau monde s'envole pour l'Écosse, cap sur les studios Highland, avec une configuration plutôt musclée, que nous décrit Joe : "Des pads Tama triggés par un PCP (Percussion Computer Programmer) avec hélas une latence énorme, le Fairlight, le MSQ-700, tous les synthés reliés en MIDI avec la TR et la DMX via un patch MIDI Sycologic, et encore un nouveau boîtier signé Michel Geiss, remercié à ce titre sur la pochette. Il restait encore pas mal de boulot en partant d'Écosse, mais Matt a trouvé plein de sons d'enfer, il avait des synthés rares, des modules perso et n'a pas hésité, dans des samples, à mélanger des sons de provenance différentes, PPG et Oberheim par exemple", raconte le très précis Joe Hammer. "Un album vraiment chiadé, que nous avons mixé au Palais des Congrès, dans le studio qui porte aujourd'hui le nom de Daniel Balavoine, que nous connaissions pour y avoir réalisé un single et des projets avec Jeanne Mas et Frida, la chanteuse d'Abba. Je suis resté avec Andy à la console jusqu'au bout : le mixage prenait de 2 à 3 jours par chanson. Andy et Léo se relayaient : Léo était là au début du mix, Daniel venait pour les rythmiques, Léo revenait pour les couleurs harmoniques, et les deux restaient dès qu'on ouvrait les pistes de voix. C'est ce qu'Andy appelle la tactique du "troisième homme" : il faut toujours quelqu'un de frais pour se rendre compte de l'évolution du mixage et garder le recul...".

 

Le chant du cygne

Il ne faut pourtant pas croire que Sauver l'Amour est un album "de laboratoire", dont la moindre note est programmée, pesée, jouée par le Fairlight. L'Aziza est un excellent contre-exemple, comme le raconte Joe : "Léo savait depuis le départ que ça allait être LE grand tube. On l'a d'abord programmé dans la lignée du reste de l'album, mais il y avait une sorte de malaise, ça ne prenait pas... Bref, un beau jour, on s'est tous réunis dans le studio, Matt aux claviers a trouvé le riff du début, un son pondu par Daniel chez lui, John a saisi sa basse Steinberg, "3-4", direct ... À la troisième prise, c'était dans la boîte ! Pour le solo de guitare, John a eu beaucoup de mal, on l'encourageait tous depuis la cabine, Matt, moi, Andy... On hurlait "Yeah, John, come on, roll the tape again, man !", un moment merveilleux. Au final, un titre direct, extrêmement naturel, aucune séquence, aucun sample, pas de click, rien ! C'est lors du mixage au Palais des Congrès que Matt a ajouté, à la main, la petite séquence sur trois notes un peu flûtées en contrepoint (vers 0'30, NDR), mixée en retrait sur la moitié du couplet pour lier un peu le tout. Contrairement à ce qu'on pourrait croire, la caisse claire n'est pas un sample, c'est une vraie, baignée avec une réverbe bien synthétique, genre AMS probablement. Quant à la chanson Sauver l'Amour , c'est un festival de samples lus à l'envers, joués en direct sur le clavier du Fairlight".

Andy, lui, se souvient d'un autre titre "à problèmes" : " Petite Angèle nous a causé bien des tracas : on n'y arrivait pas, on a bien dû l'enregistrer cinq fois, en changeant les tonalités, le tempo, Joe a fini par ajouter une vraie caisse claire et un vrai charley par-dessus la programmation... Pour l'anecdote, la version mixée est varispeedée, pour la rythmique, d'un ton et demi : on trouvait le tempo idéal, les sons plus sympas comme ça, et Daniel, après bien des essais aussi, a fini par le chanter de façon un peu inhabituelle, en cinq minutes ou presque !".

C'est sur cet album que Balavoine maîtrise le mieux sa voix : "Dans la chanson française de cette époque, tirer sur sa voix, façon "chat égorgé", suffisait à faire croire que le chanteur "se donnait", "y allait", "balançait tout"... C'est au fil de sa carrière que Daniel, surtout sur les conseils de Léo Missir, a appris à poser sa voix, à exploiter pleinement son timbre", confie Joe. "Missir s'occupait de l'émotion, Andy du côté "son", et moi je surveillais Daniel, le conseillant dans le côté anglo-saxon, défendant parfois face à Léo ses appogiatures sur les finales ("Ce n'est pas un problème pour moi-a-a"), typiques de sa "dernière période". Sur cet album, Daniel atteint un équilibre subtil entre retenue, côté "chat égorgé", passe des graves aux aigus avec aisance, bref maîtrise sa voix... rien d'étonnant à ce que ce soit après quinze ans de métier : ça vient avec la maturité. Tous les cris, les SOS est un modèle d'expressivité : le vibrato quand il faut, jamais excessif, il retient sa voix ici, il la pousse là, toujours en accord avec le texte...". Le mixage de Sauver l'Amour prend deux mois, mais le jeu en vaut la chandelle : dès sa sortie, l'album truste les radios... un effet que l'accident mortel de Balavoine, le 14 janvier 1986, portera au paroxysme.

On ne saura jamais comment Balavoine aurait évolué après cet album marquant, que beaucoup considèrent comme son meilleur. Sans doute aurait-il poussé encore plus loin avec le Fairlight, dont il n'a jamais connu la meilleure version : alors imaginons-le avec des outils d'aujourd'hui, Pro Tools, loops et autres !!! Andy Scott : "Il était question d'un album en anglais, avec des chansons originales : Daniel était déjà allé voir Peter Hammill, qui était très intéressé par ce projet. Daniel serait parti s'installer un an à Londres, pour perfectionner son anglais. L'aboutissement de sa démarche anglo-saxonne, en fait. Arrivé à un point en France à un point où il n'avait plus grand-chose à prouver, ça ne l'aurait pas du tout dérangé de tout reprendre à zéro : ça lui aurait prouvé que ce qu'on faisait était digne des marchés étrangers".

Quoi qu'il en soit, c'est une splendide carrière pour un ancien choriste, devenu chanteur à succès sans jamais se compromettre, qui a su développer une façon de travailler et un sens d'équipe uniques. Là où tous rodaient leurs chansons en répétitions avant d'aller en studio, Balavoine a très vite privilégié l'expérimentation, les échanges, les remises en question... Fascination pour les Anglo-Saxons ne signifie pas forcément imitation servile : Balavoine l'a bien compris, et sa méthode de travail de 85 ressemble beaucoup à celle utilisée aujourd'hui en studio, Pro Tools en moins... L'avouerons-nous ? Nous avons pris beaucoup de plaisir à réécouter son intégrale, et la magie de certains titres opère toujours, quinze à vingt ans après. On ne peut pas en dire autant des productions de la plupart de ses contemporains, MIDI ou non...

 

Nous n'avons hélas pas réussi à retrouver Léo Missir pour cet article : s'il nous lit, nous lui serions très reconnaissants de nous contacter, via la rédaction, pour interview ultérieure !

Merci à Angélique Legoupil, passionnée de Daniel Balavoine, dont le superbe site Web (http://www.multimania.com/balavoine/ - devenu depuis http://www.dbalavoine.com) et les précisions nous ont bien aidé pour dissiper quelques passages nébuleux lors de l'écriture de cet article.

Pour plus de précisions sur le Fairlight CMI : http://www.fairlight.fr/vintage.htm

Franck Ernould pour Computer Music

retour à la page presse